Le Cid, Acte I, Scène IV

ô rage ! ô désespoir ! ô vieillesse ennemie !
N' ai-je donc tant vécu que pour cette infamie ?
Et ne suis-je blanchi dans les travaux guerriers
que pour voir en un jour flétrir tant de lauriers ?
Mon bras, qu' avec respect toute l' Espagne admire,
mon bras, qui tant de fois a sauvé cet empire,
tant de fois affermi le trône de son roi,
trahit donc ma querelle, et ne fait rien pour moi ?
ô cruel souvenir de ma gloire passée !
Oeuvre de tant de jours en un jour effacée !
Nouvelle dignité, fatale à mon bonheur !
Précipice élevé d' où tombe mon honneur !
Faut-il de votre éclat voir triompher le comte,
et mourir sans vengeance, ou vivre dans la honte ?
Comte, sois de mon prince à présent gouverneur :
ce haut rang n' admet point un homme sans honneur ;
et ton jaloux orgueil, par cet affront insigne,
malgré le choix du roi, m' en a su rendre indigne.
Et toi, de mes exploits glorieux instrument,
mais d' un corps tout de glace inutile ornement,
fer, jadis tant à craindre, et qui, dans cette offense,
m' as servi de parade, et non pas de défense,
va, quitte désormais le dernier des humains,
passe, pour me venger, en de meilleures mains.